Cercle Celtique de Nouméa

Des bretons du bagne, « héros » de complaintes criminelles

Aujourd’hui quasiment oubliée, la « complainte criminelle », une forme de tradition chantée, très en vogue au 19ème siècle, faisait concurrence à la presse quotidienne du moment. Récit populaire chanté et éphémère, il narrait un fait divers d’actualité criminelle sur un air connu.

Généralement diffusé oralement devant un auditoire attentif, en Bretagne, le texte pouvait aussi être imprimé et vendu sur des feuilles volantes.

Sous la Troisième République, le genre était encore bien présent dans l’espace public français, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, remplissant alors une fonction sociale de diffusion au grand public de l’actualité du fait divers.

La seconde moitié du 19ème siècle est aussi la période durant laquelle les transferts de condamnés vers le bagne de Nouvelle-Calédonie battaient leur plein. Aussi, plusieurs transportés bretons ont ainsi eu « leur quart d’heure de célébrité » selon Andy Warhol, grâce à ces chansons à la renommée très éphémère, sauf exception.

Le crime de Plougonven

Le 15 septembre 1877, à Plougonven, dans le Finistère, un certain Yves Denis tue, à coups de piquet de charrette, sa vielle tante Jeanne Leroux avec l’aide de deux comparses. Celle-ci lui avait vendu ses biens en viager, mais en difficultés financières, il ne parvenait plus à payer ses termes. Après plusieurs rebondissements judiciaires, il fut condamné à mort et guillotiné à Morlaix.

Le procès a notamment été relaté par « Le Petit Parisien ». On y apprend le nom des deux complices, François-Marie Larhantec et François Simon, domestiques chez Denis. Ils seront condamnés respectivement à 20 ans et 10 de travaux forcés. La chanson écrite sur l’évènement ne mentionne pas les noms de Larhantec et Simon, mais raconte dans quelles conditions ceux-ci ont été entrainés dans l’histoire un peu malgré eux.

Le texte de cette chanson est en breton, le but recherché étant d'informer un public majoritairement brittophone
La feuille volante indique que l'air est chanté sur "Ar Plac'h Libertin" (la fille volage) dont on trouve une version collectée à Châteaulin en 1898 par André Bourgeois sur le livret "Kanaouennou Pobl" et interprétée sur Dastum

A la suite de cette affaire, François Marie Larhantec embarquera en juillet 1878 sur le Loire à destination de la Nouvelle-Calédonie. Après deux tentatives d’évasion, il décèdera sur l’Ile Nou le 16 juin 1890, veuf d’Anna Morellec et père de trois enfants.

L'assassinat de Marie Sevin à Calorguen

Le 24 mai 1881, à Lanjuinais, sur la commune de Calorguen (22), Marie Sévin est assassinée par son maître et amant Joseph Delourme dont elle était enceinte.

L’affaire est une nouvelle fois relatée dans la presse par le « Petit Parisien ». L’imprimerie Bazouge de Dinan publie un petit livret dont les deux premières pages relatent le récit du forfait et la troisième est réservée aux 24 couplets du morceau.

Condamné aux travaux forcés à perpétuité le 8 octobre 1881 pour meurtre, par la Cour d’assises des Côtes-du-Nord, Joseph Delourme embarque le 10 mai 1882 sur le Fontenoy à destination de la Nouvelle-Calédonie.

Moins de deux ans plus tard, il décède à Païta le 6 février 1883.

L'Union Malouine et Dinnanaise du mois d'octobre 1881 détaille le procès de Joseph Delourme sur plusieurs numéros
Le mystère de l'Erdre

L’histoire se passe à Nantes. le 13 janvier 1884, Constance Bachelier est assassinée par son cousin Donatien Hémion au cours d’une promenade en bateau.

Le procès se déroule à la cour d’assises de Nantes au mois de juin de la même année. Il est rapporté par le « Petit Parisien« , le « Petit Ouest » et le « Journal d’Ancenis« . Donation Marie Hémion est condamné à 15 ans de travaux forcés.

Ci-dessus, un extrait de la chanson interprété par Liliane Berthe et Jean Louis Auneau. La version intégrale est à retrouver L’antenne de Loire-Atlantique de l’association Dastum qui consacre une large partie de son site internet aux collectages de chansons traditionnelles.

Extrait du Journal d'Ancenis du 18 janvier 1885

Donatien Hémion est embarqué le 7 novembre 1884 sur le navire le Loire à destination de la Nouvelle-Calédonie.

Réhabilité judiciaire le 12 août 1907, il se marie le 5 septembre 1908 à Dumbéa avec Philomène Carnet, native de Saint Georges en Reintembault (35). Propriétaire à Dumbéa, celle-ci décède à Nouméa le 12 avril 1938. Donatien Hémion lui survit jusqu’au jusqu’au 2 mai 1943, où il décède à Dumbéa, à l’âge de 86 ans.

Le crime de Port-Blanc

Dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1885, Jean Soyer, ancien marin retraité de 65 ans, est assassiné à Port-Blanc, sur la commune de Penvénan (Côtes-d’Armor).

Son épouse, née Marie Le Gars (Cors), débitante de tabac et de boisson, est arrêtée : plus jeune que son mari, elle le maltraitait constamment, le forçant souvent à abandonner le domicile conjugal et à aller demander asile à des parents puis à ses amis.

Un charbonnier nommé Jean-Louis Le Cam fut son complice ainsi que son domestique Yves Marie Le Foll.

Le procès, qui se tient en cour d’assises à Saint Brieuc est relaté par le « Journal de Tréguier ». Le 21 avril 1885, Marie Le Gars est condamné aux travaux forcés à perpétuité sans circonstances atténuantes et Yves Marie Le Foll est acquitté.

Extrait du "Journal de Tréguier" du 07.02.1885

Jean Louis Le Cam est condamné à 10 ans de travaux forcés pour meurtre et le 8 septembre 1885, il embarque sur le Navarin à destination de la Nouvelle-Calédonie. Il décède le 26 avril 1909 à Kaala-Gomen.

La chanson qui se rapporte à l’évènement a été écrite en français et en breton par un certain Vincent Coat, auteur prolixe, notamment sur les thèmes des affaires criminelles,  et qui serait aussi un traducteur de « La Marseillaise » en breton.

Le crime de Sévignac

Dans la nuit du 16 au 17 août 1885, à la métairie du Manoir à Sévignac (Côtes-d’Armor) un nommé Bougault, domestique, 35 ans, enivre Léonie Guitton, 23 ans, la fille de ses patrons après l’avoir entrainée nuitamment dans un bois voisin. Lors de leurs ébats, il lui porte un coup de couteau au ventre, puis tente de cacher le cadavre.

Jean François Bougault est condamné le 14 juillet 1886 par la cour d’assises à Saint Brieuc à 20 ans de travaux forcés pour homicide volontaire. Le 5 juillet de la même année, il embarque sur le Calédonien à destination de la Nouvelle-Calédonie. Il décèdera le 24 septembre 1909 à Nouméa, son acte de décès le disant « cultivateur, célibataire et domicilié à Sévignac« .

On ne connait rien de la vie de Jean François Bougault après sa condamnation et s’il avait gardé des relations avec son pays d’origine.

Mais grâce à la complainte qui a été écrite sur l’affaire, son nom est resté dans les mémoires, au moins jusqu’aux années 2000 comme en le prouve ce témoignage de Gisèle Gallais, chanteuse traditionnelle de Haute-Bretagne.

Le crime de Breil-Benoit à Issé

Le 12 mai 1894, à Breil Benoit par Issé (44) Jean-Marie Lemasson et sa mère, Louise Leroux, tuent leur père et mari, le père Lemasson. Le 19 décembre 1894, la cour d’assises de la Loire-Inférieure condamne Jean Marie Lemasson à 20 ans de travaux forcés. L’affaire fait couler beaucoup d’encre dans la région nantaise.

Jean Marie Lemasson embarque le 11 juin 1895 sur Le Calédonie à destination de la Nouvelle-Calédonie. Bénéficiant de  remises de peine et de résidence, une concession agricole lui aurait été attribuée à titre définitif  dans la région de la Foa. Obtenant sa libération définitive en 1924, il épouse Berthe Anna Carpentier à Farino, le 28 novembre 1925. Dit cultivateur, domicilié à Fonwhary, Il décède le 9 septembre 1931 à Nouméa.

Quelques décennies plus tard, le souvenir de l’évènement reste vivace dans quelques mémoires de la région, notamment grâce à la complainte qui avait été écrite à l’époque.

En témoignent ces quelques couplets recueillis en 1988 auprès de Madame Pichaud, 101 ans à l’époque.

L'air de la rengaine

En écoutant ces complaintes, on peut s’interroger sur le manque de diversité des timbres posés sur chaque texte.

Mais, l’important étant dans le contenu du texte, l’air sur lequel il était interprété n’avait que peu d’importance finalement. De ce fait, au 19ème siècle et jusqu’au début de la première guerre mondiale, le timbre utilisé prédominant a été l’air dit « de Fualdès », du nom d’un des faits divers sanglants parmi les plus célèbres de l’époque, et ce jusqu’au début de la première guerre mondiale.

Puis, peu à peu, avec l’insertion de refrains à l’intérieur des complaintes, et donc la transformation des complaintes en chansons,  l' »Air de Fualdès » sera supplanté très largement par l’air de… « La Paimpolaise » de Théodore Botrel comme le raconte Jean-François « Maxou » Heintzen

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